Chapitre 5

Paris, Juin 2029

  • “Faire son deuil”. Drôle d’expression, n’est-ce pas ? Et pourtant, elle fait partie intégrante de notre vocabulaire aujourd’hui. Mais qu’est-ce que ça signifie, concrètement ? Saviez-vous que le mot “deuil” prenait ses racines du latin “dolium”, autrement dit “douleur, souffrance” ? Faire son deuil, est-ce accepter de souffrir en permanence ? Faire son deuil, est-ce se résigner à pleurer l’âme qui s’en est allée ? Faire son deuil, est-ce abandonner ? 

Adam marque un court silence. L’audience est captivée. 

  • Certains d’entre vous ont, sans doute, déjà perdu un proche. Ce fut mon cas, il y a quelques années. Je m’en souviens comme si c’était hier. Une fois les obsèques et autres rites funéraires terminés, on exigeait de moi que j’apprenne à “faire mon deuil”, que je passe à autre chose, puisque “la vie continue.” Mais la vie vaut-elle d’être vécue si elle ne consiste, désormais, qu’à regretter nos défunts ? 

Les bouclettes brunes du jeune homme tombent gracilement sur ses lunettes, toutefois sans parvenir à masquer les larmes naissantes de ce dernier, ses yeux bleu océan s’étant parés d’une nuance crépusculaire. 

  • Je vous le dis aujourd’hui, non ! s’exclame plus vivement Adam. “Vita brevis” signifie, en latin, que la vie est brève. La vie est volontairement courte, à l’échelle de l’humanité, pour qu’on en tire un maximum de profit. Pas pour pleurer un passé révolu ni pour s’inquiéter d’un avenir incertain. La vie ne saurait être pleinement appréciée sans un terme à son extrémité. Nous sommes naturellement limités par le temps pour une raison précise. Notre passage sur Terre n’est qu’éphémère. L’accepter, c’est prendre conscience de notre humanité. L’accepter, c’est prendre conscience que la mort est nécessaire.

Adam marque une pause puis fixe l’audience en attente de réactions. Sans plus attendre, la centaine d’élèves réunis dans l’amphithéâtre K se mit à applaudir frénétiquement le jeune homme.

  • Excellent, monsieur Celsina, excellente improvisation !

  • Merci, professeur Saint Arnault. Vous m’avez pris de court…

  • Je savais que vous ne me décevriez pas, sourit le professeur d’art oratoire. Mademoiselle de Philip, c’est à vous !

Adam tend son micro à Erica, qui prend vite sa place sur l’estrade de la salle. Freya, assise au premier rang, lance un regard d’encouragement vers sa meilleure amie, au détriment de son frère jumeau.

  • Je rappelle le thème de cette séance : le transhumanisme. Vous avez cinq minutes pour exprimer, de la manière que vous souhaitez, votre point de vue, ou l’opposé, à votre guise… 

Les joues d’Erica de Philip se teintent d’un rose léger, à la manière d’un ange qui leur aurait déposé un baiser. 

  • Votre camarade, Adam, a choisi de parler de la mort. Quelle sous thématique allez-vous aborder, mademoiselle ? 

  • La recherche de la science. 

  • Oh, c’est audacieux, j’aime, j’aime ! s’exclame le vieux professeur, rempli d’enthousiasme. Je lance le chrono… c’est à vous ! 

Erica ramasse sa longue chevelure d’or d’un vif mouvement avant de se racler la gorge et de lancer son argumentaire. 

  • De tous temps, l’Humanité a…

  • STOP ! interrompt M. Saint Arnault. On ne commence jamais un argumentaire, un discours, une dissertation… par “de tous temps” ! C’est une règle pourtant élémentaire !

La jeune femme rougit derechef, remplie d’embarras. 

  • Allons, allons, reprenez, vite !

Depuis le premier rang, Freya manifeste une nouvelle fois son soutien à la jeune blonde, qui reprit immédiatement ses esprits. 

  • La recherche de la science est une nécessité pour l’Homme, pour progresser et évoluer. Elle est intrinsèquement liée à l’aspiration à dépasser nos limitations actuelles. Soutenir le transhumanisme revient à adopter une vision optimiste de l’avenir de l'humanité. En investissant dans la science, et plus particulièrement dans la recherche médicale et technologique, le transhumanisme ouvre la voie à des avancées significatives dans le domaine de la santé, permettant à chacun de vivre plus longtemps, et en meilleure santé.

Erica jette un regard en biais à son ami Adam avant de poursuivre : 

  • Mon camarade parlait de la mort et de la nécessité d’apprendre à faire son deuil. Personnellement, je suis convaincue qu’un jour, cela ne sera plus nécessaire. En investissant dans la science, et, par extension, dans les recherches liées au transhumanisme, la mort ne serait plus une fatalité, une réalité ineluctable, mais un défi à relever. 

  • C’est très ambitieux, mademoiselle de Philip. Et surtout prometteur, si vos prophéties se révèlent véridiques. Enfin… On ne sera sûrement plus là pour en attester, hélas, marmonne le professeur au crâne dégarni. 

  • C’est comme ça que je vois la chose, monsieur. D’ailleurs, on en parle très souvent avec Freya !

Le professeur se retourne vers l’audience à la recherche de la jeune Celsina, qu’il somme de venir sur l’estrade. La jeune femme refuse une première fois, avant d’y être littéralement poussée par ses camarades. 

  • Je n’ai rien de plus à ajouter, ricane nerveusement la jeune navigante. 

  • Si, si, vas-y, fais nous une petite présentation là, la taquine son frère jumeau.

Freya lance un regard ébène à son frère avant de soupirer et de se résigner à improviser un léger argumentaire sur la question du transhumanisme. 

  • Quand vous voulez, mademoiselle Celsina. 

  • Je pense honnêtement que ma très chère camarade a tout dit… soupire la jeune brune. 

Le professeur jette un regard réprobateur à la jeune femme qui comprend immédiatement qu’il n’y avait pas de marge de négociation envisageable.

  • Ce qu’avançait Erica, c’est que le transhumanisme ne voit pas la mort comme un obstacle à notre développement, mais tout à fait son contraire. Pour moi, l’être humain est destiné à outrepasser les limites de sa propre condition de simple mortel. Autrement dit, je pense sincèrement que nous serons un jour amenés à vivre des centaines, voire des milliers d’années… L’évolution n’a pas de limites. 

Freya marque une courte pause avant de poursuivre. 

  • Et pour reprendre le thème évoqué par mon fr… Adam ; la mort, le deuil - j’aimerais un jour qu’on ait plus à le viv…

  • Ca fait partie de l’expérience humaine, l’interrompt le jeune homme. 

  • Dans notre condition actuelle, oui. Il y a quelques siècles, l’espérance de vie frôlait à peine les cinquante ans. Les femmes martyres mourraient en couches, c’était admis, c’était normal. Si on avait calqué ton mode de réflexion à l’époque, personne n’aurait cherché à changer quoi que ce soit. Or, l’Homme est encouragé à évoluer ; il est encouragé à rechercher la science. 

Freya sourit. Elle sait que son frère compte tuer dans l’oeuf le débat naissant, faute d’arguments - ou d’énergie. 

  • J’ai plus rien à dire, j’ai déjà fait mon impro’, tout à l’heure, ricane Adam.

  • En effet, monsieur Celsina, rétorque M. Saint Arnault. Votre point de vue était très intéressant, mademoiselle Celsina. Merci d’avoir joué le jeu. 

La sonnerie assourdissante du lycée du Grand Canal retentit et met fin à l’illustre cours d’art oratoire et d’improvisation, le préféré de la plupart des élèves. A vrai dire, il apparait comme un souffle d’air frais entre toutes les autres disciplines plus rébarbatives que subissent les lycéens, tous les jours de huit heures à dix-huit heures, sans exception. Pour autant, les jumeaux ne s’en plaignent guère - grâce à l’assouplissement de nombreuses mesures autrefois adoptées sour le gouvernement Iparone I, les Navigants ont le même droit d’accès au lycée que leurs camarades Natifs ; la preuve en est avec le cours optionnel d’art oratoire, que Freya, Adam, et d’autres ont la chance de partager avec Erica et autres camarades Natifs. 

Le baccalauréat signe la conclusion d’un parcours scolaire houleux pour la majorité des élèves Navigants. Jusqu’en 2026, l’accès à l’examen terminal leur était conditionné - grâce à de nombreuses révoltes ces dernières années, cette mesure a été abandonnée. 

Tout cela n’aurait pas été possible sans le fort appui de certains hauts cadres dirigeants Natifs farouchement opposés à la politique d’Iparone. Par opportunisme politique ou véritable conviction humaniste, on ne le saura jamais - le fait est qu’à l’heure actuelle, les conditions de vie des Navigants ont bel et bien évolué. 

La révolte s’est d’abord voulue populaire - de nombreux employés Navigants ont cessé de se rendre au travail, prévalant un droit de grève qu’ils n’avaient pas encore jusque-là, au péril de leurs vies, au péril de leurs familles. Se sont joint à eux des cadres d’entreprise Natifs, mais également des étudiants, voire des lycéens, ce qui a permis d’apporter un cadre légitime à la révolution populaire qui, sans l’aide de ces français de souche, n’aurait eu aucune valeur aux yeux de l’exécutif. 

Erica de Philip fait d’ailleurs partie de ces jeunes lycéens politisés dès le berceau. Native depuis plus de huit générations et fille de deux grands chefs d’entreprise, la jeune femme a mis à bien les nombreux privilèges dont elle jouissait afin d’aider cette lutte contre l’anti-Naviganisme. 

On pouvait la voir, dès ses quinze ans, brandir d’une main une banderole “Ami Navigant, si tu tombes, mille amis Natifs sortent de l’ombre”, et de l’autre, un porte-voix et l’intime conviction qu’un jour, la France ne sera plus scindée en deux. Un optimisme prophétique, sans aucun doute. 

En effet, de nombreux Navigants arrivent désormais à atteindre les rangs d’études prestigieuses - médecine, droit, ingénierie, entre autres - ce qui leur était impossible il y a encore trois ans. 

C’est le cas d’Ismaël Desanya, issu d’une union rarissime entre une Navigante et un Natif - et donc considéré comme Navigant - qui a assuré sa place à la prestigieuse Université de Paris Cité en première année d’études médicales. Sa grande soeur, Tessa, également médecin, représentait jusqu’alors l’exception en la matière. Aucun Navigant n’était parvenu à décrocher le précieux sésame du Doctorat à Mont-Laurent. 

Tout comme sa soeur, Ismaël est doté d’une beauté sans pareil. Ses yeux aux pigments noisette se fondent parfaitement avec son chaleureux teint hâlé. Ses traits sont fins, parfaitement symétriques, et son sourire remplit de joie quiconque a la chance de l’apercevoir. En plus de cela, Ismaël est d’une rare bonté. 

Freya Celsina n’est évidemment pas insensible à son charme, mais la jeune femme garde les pieds sur Terre. Contrairement à son camarade, la jeune femme demeure  en liste d’attente pour l’Université de Paris Cité. Son rêve de devenir oncologue est tout juste à sa portée, et sa réussite scolaire et professionnelle l’obsède d’autant plus depuis le décès de sa grand-mère, Zinelli. 

  • Toujours pas de changement ? lance Erica à sa meilleure amie.

  • Je suis passée de 13ème à 10ème, tu parles d’un changement… Je stagne depuis une semaine…  soupire Freya. Heureusement que j’ai une autre option, mais bon… 

  • Ben oui, je comprends pas pourquoi tu te mets autant de pression, rétorque Erica en levant les yeux au ciel. L’Université de l’Echat est très bien aussi !

Freya fait la moue. Il est vrai que l’Université de l’Echat est bien réputée et dispose d’excellents professeurs - mais ce n’est pas Paris. Ce n’est pas aussi prestigieux. Ce n’est pas ce que mamie Zinelli aurait souhaité. 

  • C’est facile à dire pour toi, t’as été directement prise. 

  • Euh… tu préfères quoi, que je te dise d’abandonner ? T’es bizarre là, s’étonne Erica. T’es jalouse ou quoi ? 

Erica de Philip a un caractère bien trempé et ne mâche visiblement jamais ses mots. 

  • Jalouse, moi ? T’es sérieuse ? Si j’étais jalouse, je t’aurais pas encouragée tout à l’heure pendant ton oral ! N’importe quoi ! 

  • Bah alors, c’est quoi cette réflexion bizarre ? Tu sais très bien pourquoi j’ai été prise, ça n’a rien à voir avec notre niveau, t’es bien meilleure que moi en plus.

  • C’est bien ça le problème. 

  • Bon, quand tu seras moins lourde, on en parlera, là tu me déprimes. Même pour toi, arrête d’être aussi négative, oh lala. A t’entendre, t’as été refusée partout et t’es vouée à l’échec. 

  • Hmm.

  • Quoi, hmm ? Estime toi heureuse que t’aies une place à l’Université. 

  • Pardon ? s’étouffe Freya. 

  • Bah quoi ? Si t’étais née trois ans trop tôt tu te serais retrouvée sans diplôme ni fac, c’est la vérité, pas la peine de me faire tes gros yeux, là. 

Remplie de colère et de frustration, Freya fixe sa meilleure amie droit dans les yeux sans dire un mot. 

  • Quoi ? répète Erica. 

  • Bon, laisse tomber, je vais réviser seule sinon on va se disputer. 

Freya ramasse ses affaires, les jette frénétiquement dans son sac à dos en désordre et se dirige vers la porte de sortie.

  • Tu vas où comme ça ? rit Adam qui s’apprête à entrer dans l’amphithéâtre.

  • Je vais réviser seule, laisse-moi.

  • Réviser ? Non, on a cours de maths, là, concentre toi, il t’arrive quoi ? 

La jeune femme se rend compte de l’impulsivité de son acte et rebrousse chemin, tête baissée, sous les regards taquins de son frère et de sa meilleure amie. 

Quelques secondes plus tard, le téléphone d’Adam retentit. 

  • Allô Papa ? Mon cours commence dans deux minutes, on peut se rappeler ? 

Généralement, les parents n’appellent jamais leurs enfants sur leur journée de cours, sauf cas d’extrême nécessité. 

  • Non, non, c’est urgent, mon fils ! 

Le visage d’Adam, déjà très pâle, blémit davantage. 

  • Qu’est-ce qu’il se passe ? 

  • Mon fils, tu es le premier Celsina à entrer à la prestigieuse Université Paris Cité pour la rentrée 2029, en études médicales ! 

La voix d’Abel déborde de joie, ce qui lui vaut de laisser échapper quelques larmes de soulagement. 

  • Q…Quoi ? Hein ? T’es sûr ? J’ai rien reçu, t’es sûr, hein ? Papa ? 

Les mains du jeune homme tremblent d’excitation et sa voix se veut plus portante. Toute la salle de classe, Freya compris, tente de déceler la substance de leur conversation.

  • Je te lis le courrier, fils : 

“M. Celsina, 

Nous avons le plaisir de vous confirmer votre admission au sein de l’Université Paris Cité dans la filière “Etudes médicales - parcours Excellence Navigants.”, pour la rentrée 2029/2030. 

Au vu de vos résultats académiques, vous êtes éligible à la bourse d’Excellence vous dispensant des frais de scolarité pour l’intégralité du premier cycle universitaire. 

Vous trouverez ci-dessous les documents nécessaires à votre inscription administrative, qui devra être finalisée d’ici le 15 juillet 2029.”

  • C’est pas possible, j’y crois pas ! Papa, je suis trop content ! s’écrie Adam.

Le jeune homme se retourne vers sa soeur jumelle, qui accourt dans ses bras pour le féliciter chaleureusement. Les yeux des jumeaux se remplissent simultanément de larmes. 

  • Je suis tellement fier de toi, de vous, s’écrie Abel de l’autre bout du fil. C’est comme ça que commence l’émancipation, c’est avec vous !

  • Merci Papa, merci, je… on va tout faire pour réussir, c’est promis. 

  • Je vais prévenir ta mère ! Ce soir, on se fait un restaurant pour fêter ça ! Ca fait des années ! Allez, à plus !

Les deux Celsina n’en reviennent pas. 

  • Je suis vraiment contente pour toi Adam… sanglote Freya.

  • Moi aussi soeurette, t’es limite plus contente que moi, c’est quoi toutes ces larmes ? rit Adam. 

  • Je… j’espère qu’on sera ensemble l’année prochaine, on a jamais été séparés… 

Adam se pince les lèvres. Il avait totalement omis la situation de sa soeur.

  • Viens là, dit-il en amenant sa soeur dans ses bras. Déjà… il reste encore deux jours pour la liste d’attente. Et au pire, on sera toujours ensemble, même éloignés, ok ? C’est ce que Mamie nous a dit. Tu te rappelles ? 

Freya hoche la tête.

  • Donc arrête de te prendre la tête, on sera toujours liés, même si on fait deux choses différentes, même si on devient différents. On s’émancipe, comme dit Papa !

Les deux rient en choeur avant de se faire interrompre par l’affreux professeur de maths : le professeur Galant, qui porte très mal son nom. Les élèves reprennent place sans dire un mot. Chacun d’entre eux a sa place qui lui est attitrée. 

D’ailleurs, aucun n’a jamais tenté de la changer - les habitudes ont la vie dure, mais l’évolution est à leur portée. 

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