Chapitre 4

La période des fêtes de fin d’année a toujours été le moment favori de la famille Celsina. Malgré la froideur habituelle des murs lugubres et sans émotions des bâtisses d’Aguenon, les quelques illuminations décoratives apportent un peu de joie à cette banlieue désaffectée.

Toutes les familles, Natives comme Navigantes, profitent de cette trêve pour se retrouver et se remémorer l’importance des liens de sang. Pains d’épices, sablés à la cannelle, chocolats chauds à la noisette, gâteaux aux carottes - tout est réuni pour réchauffer les cœurs et les foyers français. Quels que soient leurs moyens, les familles françaises parviennent à parer de multiples décors leurs modestes foyers. Les Celsina s’investissent énormément à la tâche : luminaires, sapin vêtu de nombreuses guirlandes à paillettes et de boules aux motifs multiples, tapis, tout y passe ! Au-delà des fêtes de Noël et de la Saint Sylvestre, le mois de décembre est également rythmé par l’anniversaire des jumeaux, nés le troisième jour du mois. Rien d’extravagant n’est organisé, cependant - mais la moindre occasion festive et conviviale est la bienvenue dans la famille.

Pour l’occasion, et comme à son habitude, Freya s’attelle à l’organisation de son fameux scrapbook, notamment la section “fêtes” de fin d’année à laquelle elle s’attache une immense importance. Pour ce faire, Adam et Zinelli se sont joints à l’activité - une tradition religieusement suivie depuis des années. Pendant que la doyenne se charge de trier l’ensemble des photos du mois, la cadette choisit avec soin les feutres, autocollants et tissus qui serviront à orner cette édition 2035, avec l’aide précieuse de son frère. 

Les effluves de colle industrielle et les souffles entrecoupés des mouvements des ciseaux sur le papier glacé constituent une source de réconfort et de satisfaction pour les deux adolescents, qui ont parfaitement conscience que ces moments de partage et de bonheur éphémère leur dessineront de doux sourires teintés de nostalgie une fois l’âge adulte venu et les âmes éteintes. L’intérêt d’apprendre à apprécier l’instant présent prend tout son sens.

Ce type d’activité permet aux jumeaux de penser à autre chose qu’aux études - d’autant plus que les résultats du conseil de classe se sont avérés très positifs, même plus qu’espéré, notamment au vu des récents évènements qui ont secoué la famille. Il ne reste plus que deux trimestres à assurer afin de pouvoir lever le pied jusqu’à l’examen de fin d’année, condition sine qua non à l’entrée au lycée.

A l’époque d’Abel et de Victoria - il n’y a pas si longtemps que cela, quelques années avant l’accession au pouvoir d’Iparone - l’intégration au lycée, sans condition, était la règle. Abel excellait dans les matières scientifiques et a rejoint l’une des meilleures écoles d’ingénieur de la capitale - Victoria, la victorieuse, faisait de la philosophie et des lettres son terrain de jeu favori. C’est par ailleurs à la bibliothèque, lors d’une après-midi de mai, que les deux âmes se sont reconnues. 

Ce jour-là, Victoria avait rattaché sa longue chevelure rousse et courbée d’un imposant nœud satiné vert émeraude, sa couleur fétiche. Bien que modestement vêtue d’une chemise blanche oversize et d’un pantalon fluide en lin, elle est parvenue, malgré elle, à attirer l’attention d’Abel qui, d’une étreinte visuelle, capitula instantanément face à l’âme de celle qui complètera la sienne. 

Ce souvenir leur laisse un goût doux-amer. 

  • Elle était belle, notre France d’avant, pas vrai ? 

  • Belle, et innocente, souffle Victoria. Maintenant, tout le monde se surveille, personne n’est naturel… On est dans un procès permanent, c’est insupportable. 

  • En même temps…

  • En même temps quoi, Abel ? On ne vaut pas moins que les autres.

  • Si. 

Les yeux verts de Victoria s'écarquillent. 

  • Qu’est-ce que tu racontes ? 

  • Aux yeux de ceux qui nous gouvernent, on ne vaut pas grand chose. C’est ce qui compte. 

  • Non. Ce n’est pas à une bande de fachos de décider si on mérite de vivre dignement, ou non. 

  • Je le sais, Vick… soupire Abel. Mais on a choisi cette vie. 

Victoria se tait. Il est vrai qu’à l’époque des élections présidentielles et législatives, personne n’avait vu le coup venir - d’ailleurs, les chiffres parlent d’eux-mêmes : près de 80% d’abstention, dont les Celsina. Iparone était une menace politique de longue date pour la France - la cinquième élection fut la bonne - à tel point que personne n’aurait imaginé la voir accéder au pouvoir. 

“C’est une honte !” s’exclamait alors Zinelli, le jour des résultats de l’élection. Elle est la seule de la famille à avoir pris le temps de voter. Abel et Victoria, quant à eux, affichaient une mine dépitée - des larmes perlaient sur le visage de la jeune femme, alors enceinte des jumeaux. Ce jour-là, beaucoup de leurs amis - qui seraient aujourd’hui considérés comme Navigants - ont pris la fuite vers l’Espagne, qui échappe à la gangrène nationaliste et populiste européenne. Le jeune couple avait également considéré cette option, mais malheureusement bien trop tard. Les frontières ont été verrouillées dans les quarante huit heures qui ont suivi les élections. Aucun Navigant n’avait le droit de sortir du pays - qui prendrait en charge les métiers pénibles, sinon ? 

  • Si on avait écouté ta mère…

  • Je sais bien, mais que veux-tu ? On ne va pas remuer le couteau dans la plaie. 

  • Tu as raison. Mais cette pensée me colle à la peau chaque soir et chaque matin, c’est plus fort que moi. Regarde le monde qu’on va laisser à nos enfants. 

Abel sort de la poche de son jean un vieux portefeuille en cuir datant d’une dizaine d’années, et tente d’en extirper quelques billets. 

  • Voici ce qu’il nous reste pour le mois, souffle-t-il. On a beaucoup dépensé pour les fêtes, cette année; et c’est sans compter l’anniversaire des enfants. 

Victoria pose sa main sur son front avant de prendre une grande inspiration. Sans plus attendre, elle se dirige vers le placard à vaisselle, attrape d’une main deux verres à pied qu’elle habille aussitôt d’une élégante robe rouge foncé. 

  • Je… j’en ai besoin. Tiens, prends. 

Abel saisit le verre tendu par son épouse. 

  • Ça ne va pas nous aider, tu le sais. 

  • Je ne veux pas y penser. Demain sera un meilleur jour. 

  • En parlant de demain, je ne serai pas là toute la journée, lance Abel.

  • Pourquoi ? 

  • Avec les fêtes de fin d’année, il y a une demande énorme en personnel. Je partirai tôt et je rentrerai tard. C’est bien payé, au moins. 

  • Ah ! s’exclame Victoria. 

La mère de famille engloutit l’intégralité de son verre en un éclair avant de rire nerveusement. 

  • Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? 

  • En fait… Je ne sais pas sur quel pied danser ! ricane Victoria. Tu vas travailler dur pour nous aider à vivre, mais tu ne vis plus avec nous, finalement, à quoi bon !

  • C’est mon rôle de…

D’énormes sanglots s’emparent du corps de Victoria, la laissant valser entre rire convulsif et larmes lancinantes, face au désarroi de son époux qui tente de l’étreindre. 

  • C’est ton rôle… Laisse-moi, va-t-en. S’il te plaît. 

  • Non. 

  • Je t’en prie, Abel, j’ai besoin d’être seule. Vraiment. Et je veux pas que les enfants nous entendent. 

Les yeux d’Abel, pourtant d’un ébène profond, se sont obscurcis de chagrin vis-à-vis de sa femme. Sans se retourner, il quitte la cuisine pour rejoindre ses enfants et sa belle-mère qui semblent très loin de toute préoccupation. 

  • Papa, Papa ! On a bientôt fini la section des fêtes ! s’écrit Freya avec enthousiasme. 

Zinelli sourit face à la candeur de sa petite fille. 

  • Montrez-moi ça, tous les deux, sourit légèrement Abel. 

Le sourire de Zinelli laisse place à une grande inquiétude en voyant la mine défaite de son gendre. D’un regard tendre et d’une tape amicale sur l’épaule de ce dernier, elle lui confère son soutien et son affection. 

  • Je vais lui parler, mon fils, lui chuchote Zinelli. 

Discrètement, la doyenne tente de s’éclipser de la pièce pour permettre à Abel de profiter de ces moments de vie avec ses enfants. 

  • Mamie, tu vas où ? s’écrie Adam.

  • J’arrive, j’arrive, je vais me faire un thé. Tu en veux un ? 

  • Ah non beurk, c’est pour les vieux, ça !

Zinelli sourit et se dirige vers sa fille - son unique fille, sa protégée, et celle qui la protège en retour aujourd’hui. 

  • Ma fille, arrête avec ça…

Zinelli pointe du doigt la bouteille de vin de sa fille. 

  • Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ? 

  • Je te conseille, seulement… 

  • Je t’ai rien demandé maman. Je suis une adulte. 

  • Tu resteras toujours ma petite fille, c’est comme ça. Tu es toi-même mère, tu sais de quoi je parle. 

  • Pff, tu parles… souffle Victoria. Les enfants grandissent trop vite malgré eux. Ce sont des enfants avec des problèmes d’adulte. 

  • N’importe quoi, ils sont très heureux, tes enfants. Et en bonne santé, Dieu merci !

  • Heureux ? s’écrie Victoria. T’appelles ça une vie, pour eux, hein ? On leur fait croire que c’est des moins que rien à longueur de journée, qu’ils n’ont pas d’avenir, parce que leur lignée n’est pas assez pure pour qu’ils méritent le respect ? J… Je n’arrive même pas à les vêtir correctement, je… je suis une terrible, terrible mère maman, je sais pas, je…

Zinelli prend sa fille dans ses bras. 

  • Qu’est-ce que tu ne sais pas, ma fille ? 

  • Je sais pas pourquoi j’ai choisi d’avoir des enfants, je sais… je sais que c’est horrible de penser ça, je suis une mère indigne, maman, indigne ! Mais à quoi bon faire des enfants dans ces conditions… 

  • Ma fille, c’est Dieu qui…

  • C’est Dieu qui quoi ? crie Victoria. Il m’a bien montré que j’étais incapable d’avoir des enfants, pendant des années, et j’ai insisté, pour quoi ? Pour rien ! 

Victoria s’extirpe des bras de sa mère avant de faire retentir le fracas de la bouteille de vin sur le carrelage glacial de la cuisine des Celsina, lui accordant une douce couleur vermillon. 

  • Oh ma Victoria… tout est écrit, il n’y a pas un bien qui te soit destiné qui te manquera… tu as eu deux beaux enfants intelligents et adorables, ne remets pas en cause ce bienfait de la vie. Sois reconnaissante, ma fille, même dans les tempêtes… 

  • Maman, s’il te plait. 

  • Je suis bien plus âgée que toi, j’ai l’expérience de la vie que tu n’as pas. Écoute ta mère. 

  • Tu n’as pas vécu dans un Etat d’apartheid. 

  • Non, c’est vrai - et je regrette la France d’avant, tout comme toi. Mais tu te jettes seule vers ta propre destruction, et celle de ta famille. 

  • Mais… c’est toi, ma famille. 

  • Non, ma chérie. Et tu le sais. 

Victoria s’effondre en larmes dans les bras de sa mère. 

  • Pardon, maman. 

Zinelli caresse tendrement le crâne de sa fille. 

  • Ça te rend triste qu’on existe ? lance Adam, de l’autre bout de la pièce. 

Les bruits incessants de fracas de verre et de cris désespérés ont interloqué les jumeaux, qui se sont empressés d’écouter aux portes. 

  • Non, mon fils, pardon… pardon…

Victoria fait signe à son fils de la rejoindre, ce qu’il refuse avant de se diriger, tête baissée, vers sa chambre.

La soirée a pris un tournant à la fois habituel et inattendu - les jumeaux se sont faits aux nombreuses crises de nerfs de leurs parents, tantôt l’un, tantôt l’autre. Ainsi, ils parviennent constamment à trouver refuge chez l’un ou l’autre - ou auprès de leur grand-mère dotée d’une sagesse exceptionnelle. 

Ce soir, Adam baigne dans un océan d’incompréhensions et de questionnements. 

  • Elle le pensait pas, Adam, lui chuchote sa sœur jumelle. Les parents sont fatigués. 

  • Elle l’a dit quand même, c’est qu’au fond, elle le pense, même à zéro virgule un pour cent.

Ne sachant plus quoi dire pour réconforter son frère, la jeune fille se pince les lèvres. 

  • Tu veux que j’appelle mamie ? 

  • Non, lance Adam. Je ne veux pas lui parler, ni à elle, ni à papa, ni à personne…

Freya hausse un sourcil.

  • … sauf toi.

  • Bah, c’est logique, sinon tu deviendrais fou à ne parler à personne ! 

Adam hoche la tête, silencieux, une esquisse de sourire se dessinant sur son visage simultanément. 

  • Je pense que tu devrais parler à mamie, elle est pas comme eux… chuchote Freya. Elle nous comprend, elle. 

  • Plus tard, alors.

Freya dépose un rapide baiser sur le front de son frère avant de quitter leur chaleureux cocon. En sortant de la pièce, elle tombe nez à nez avec sa grand-mère, qui marche de manière inhabituelle : elle est courbée, la main droite sur la poitrine et la respiration saccadée. 

  • Mamie, mamie, ça va ? Tu as besoin d’aide ? 

La jeune fille lance un vif regard sur la main gauche de sa grand-mère, ornée d’un brillant anneau d’argent - qu’elle lui a offert il y a quelques années - coincé entre ses doigts subitement devenus mauves et gonflés. 

  • Ca… Ça va, t’inquiète pas, appelle ton père, ou ta m…mère…

Freya s’empresse de prévenir ses parents qui se mettent immédiatement en état d’alerte. Sans réfléchir, Abel saisit le téléphone pour appeler les urgences médicales, “quoi qu’il en coûte, on trouvera un moyen” répète-t-il frénétiquement. L’adrénaline et la peur ont frappé Victoria d’un éclair de lucidité qui lui permet de venir au mieux au secours de sa mère. 

Adam, lui, reste stoïque dans sa chambre. Il ne parvient pas à bouger le moindre membre. Son corps se veut statique alors que son âme tente de l’extirper hors de ses murs. “Ca ira, comme d’habitude, elle s’en sortira et on discutera plus tard”. 

Une Freya en larmes fait irruption à nouveau. 

  • Mamie va aller à l’hôpital, elle… elle va pas bien…

  • Ca va aller, t’inquiète, répond Adam machinalement.

  • Non, je… je crois pas cette fois…

  • Mais si, c’est toujours comme ça. Tu verras !

Freya sanglote bruyamment, accompagnant la symphonie de grabuge qui résonne dans le foyer. En quelques instants, le service d’urgences médicales est arrivé à domicile - une équipe entière de médecins vêtus d’un blanc immaculé s’est attroupée dans la modeste entrée de l’appartement des Celsina. Zinelli est directement prise en charge et installée sur un brancard - le même, à quelques détails près, que celui de Freya il y a quelques semaines de cela. 

Freya attrape de force le bras de son frère.

  • On va lui dire au revoir !

Lorsque les enfants s’approchent de la porte d’entrée de l’appartement, Zinelli leur donne déjà le dos, prête à partir sur son brancard, recouverte d’un drap blanc cassé. A ce moment précis, le cœur d’Adam se couvre d’anxiété “et si cette fois, c’était vraiment la dernière ? Je ne lui ai même pas dit au revoir… J’ai refusé de lui parler…”

Freya, quant à elle, se ronge de culpabilité. Tous ces moments passés pas assez appréciés, tous ces précieuses minutes perdues à tenter de convaincre son frère de lui parler, toutes ces minuscules, insignifiantes secondes égarées, perdues à jamais dans le néant vaste et noir du temps qui passe, qu’elle ne récupérera jamais pour saluer sa grand-mère, l’exemple de sa vie, celle qui occupait le rôle du troisième parent, qui incarnait l’espoir, l’optimisme, et la Foi. 

Il n’y a pas d'orgueil sans regrets. 

Et il n’y a de foi chez l’orgueilleux.

A toi, mamie Z.

Précédent
Précédent

Chapitre 5

Suivant
Suivant

Chapitre 3