Chapitre 3

Zinelli est une femme de poigne, de convictions et de caractère. Selon ses propres dires, rien de ce bas monde n’arrive à l’effrayer - pas même la mort. Pourtant âgée et souffrante, la grand-mère de Freya et Adam conserve toute sa vitalité et sa joie de vivre qu’elle ne peut s’empêcher d’occulter ou de travestir. La simple pensée des jours heureux, du temps de la liberté et de, jadis, l’acceptation d’autrui dans toute sa singularité lui suffit à arborer son légendaire sourire au milieu de son visage lumineux. 

Freya affiche une triste mine.

  • Je... je me sens pas à ma place, mamie...

  • Pourquoi ? 

  • Partout où je vais, je... j’ai l’impression de ne pas devoir être là… il m’arrive toujours n’importe quoi… c’est ma faute…

Freya se met à pleurer d’épuisement dans les bras de sa grand-mère. 

  • Freya, ma fille, est ce que tu sais d’où on vient ? 

  • N..non…

  • Ta mère ne te l’a jamais dit ? 

  • Je… je sais pas…

Zinelli brandit un sourire. 

  • Nous sommes françaises, ma fille. Ta mère, moi, ma propre mère. Nous sommes toutes françaises, mais pas assez pour la France.

  • Je sais, mamie.

  • Laisse moi continuer, sourit Zinelli. Avant la France, notre famille était ailleurs. Et encore, je ne parle même pas de la famille de ton père…

  • Oui, mais je sais pas d’où.

Zinelli marque une courte pause dotée d’un regard légèrement réprobateur à sa petite fille, qui comprit aussitôt ce qui lui était tendrement reproché. 

  • Avant d’arriver en France, nous - mes ancêtres - étions de l’autre côté de la Méditerrannée. Je ne saurais te dire où exactement, nous n’avons plus d’informations dessus depuis Iparone… Mais je sais que ma mère - qu’elle repose en paix - me racontait quelques histoires sur ce qu’était la vie là-bas.

  • De bonnes histoires ? 

  • Oh, oui. J’avais presque l’impression que c’était une légende ! ricane Zinelli. Apparemment, enfin… selon ce qu’on m’a dit, les gens étaient bien plus chaleureux, agréables et gentils. Il n’y avait pas de séparation entre les peuples, tu comprends ? 

  • Aucune ? 

  • Zéro. Tout le monde, enfin, le peuple, était sur un pied d’égalité. Les dirigeants étaient injustes, mais en comparaison avec ce qu’on a aujourd’hui, ils étaient bien doux, soupire Zinelli.

  • Pourquoi venir ici alors ? questionne Freya

Zinelli frôle affectueusement l’avant bras de sa petite fille. 

  • Il avait été promis aux habitants les plus fortement diplômés un meilleur cadre de vie, un meilleur salaire, et surtout un accès au meilleur système éducatif du monde ! Sans hésiter, mes grands-parents, paix à leurs âmes, ont sauté sur l’occasion. 

  • S’ils étaient restés…

  • Avec “si”, on peut mettre Paris en bouteille, ma fille. Ils étaient tous deux des médecins très réputés et respectés là-bas. Ils voulaient le meilleur pour nous…

  • Pourquoi tout a changé ? 

  • La politique, ma fille. Tout est politique, mais tu comprendras plus tard. 

  • Oui parce que ça ne veut rien dire, là ! 

Freya et Zinelli se lancent un regard complice avant de rire de concert. 

  • Là-bas, tout a l’air si différent… reprend Zinelli. Selon maman, il y avait la mer, d’un bleu profond, vivace, presque envoûtant. Le soleil lui apportait son éclat et on pouvait l’apercevoir gésir sur le sable chaud Méditerranéen à toute heure de la journée…

  • Gésir ? 

  • Rester stoïque, allongée. Note le dans ta tête, tiens, ça te fait du vocabulaire !

Freya sourit.

  • Y avait quoi d’autre, de l’autre côté ? 

  • Une belle et authentique nature. On pouvait sentir les effluves de jasmin, une fleur qui sent extrêmement bon, à la nuit tombée. On pouvait aussi nous délecter des fruits de notre jardin : clémentines, figues, pommes… Papa et Maman produisaient tout eux-même et la nature était saine, encore, à l’époque.

  • Je crois que je n’ai jamais vu de fruit pousser…

  • C’est normal, ma chérie, sourit Zinelli. Cela fait bien des années que ça n’existe plus… J’aurais vraiment aimé que tu puisses en voir de tes propres yeux. 

Zinelli pousse un énième soupir. 

  • Mais ce n’était pas le plus important. Nous étions tous égaux, dès la naissance, ajoute la matriarche. C’est bizarre, mais il y avait une certaine innocence et un profond respect de l’autre qu’il n’y a plus aujourd’hui…

  • La politique, encore ? 

  • Oui, ma chérie. Il fallait trouver des coupables pour tout ce qui arrivait de mal à la France, et c’est tombé sur les personnes qui… qui ne venaient pas directement d’ici. 

  • Pourquoi eux ? 

  • Pourquoi nous, tu veux dire ! sourit Zinelli. Certaines personnes mal intentionnées ont voulu semer la zizanie dans le pays, et c’était des Navigants, comme nous. 

  • Oui… pas des natifs…

  • Exactement, donc tout le monde s’est retrouvé puni ! C’est injuste, mais la politique ne va jamais de concert avec la justice, c’est les règles du jeu. 

  • Je me sens tellement différente, mamie. Je ne leur ressemble pas, je ne parle pas comme eux. J’ai des cheveux différents, mon nom sonne faux quand on m’appelle. On me traite différemment alors que je travaille tout autant que les autres…

  • Freya, ma chérie, toi et ton frère êtes différents des autres, mais ce n’est pas une mauvaise chose, au contraire. Déjà, vous êtes une paire, c’est rare ! 

Freya et sa grand-mère échangent un rire chaleureux. 

  • Vous êtes très intelligents, ton frère et toi. Je ne dis pas ça parce que vous êtes mes petits-enfants, c’est la vérité ! Le bon Dieu vous a doté d’énormes capacités et vous irez loin dans la vie. C’est votre différence.

  • Je trouve pas.

  • Pourquoi ? 

  • On ne fait rien d’exceptionnel, enfin, on travaille, c’est tout…

  • Tu travailles vraiment beaucoup, ma chérie ? sourit tendrement Zinelli.

  • Hmm… Pas beaucoup mais…

  • Voilà ! Vos camarades doivent fournir le triple de votre travail pour espérer arriver à votre niveau ! 

  • Ça change rien, mamie, ils sont toujours avantagés…

  • Tu verras, ma fille, sourit Zinelli. Vous allez avoir un avenir radieux, Adam et toi. Je le sens. 

Freya hausse les épaules, la moue dubitative. 

  • Ma fille, écoute bien ce que je vais te dire, parce que je veux vraiment que tu le comprennes et que tu le retiennes jusqu’à la fin de ta vie, même, et surtout, quand je ne serai plus là !

  • Arrête !

  • Ecoute-moi, sourit Zinelli. Un jour, toi et ton frère serez pleinement adultes, et vous aurez besoin d’être autonomes. Ni toi ni Adam ne pouvez compter sur quiconque dans ce bas monde, à part vous deux. Vous avez la chance inouïe de vous avoir mutuellement. Vous avez partagé durant neuf mois le ventre de votre mère, qui, Dieu seul sait, a tellement prié pour vous avoir. Vous êtes le résultat d’un miracle - vous avez navigué à deux avant même d’avoir vu la lumière de ce monde, avant même d’avoir pris votre première inspiration. Le lien qui vous unit est incompréhensible pour le commun des mortels, moi-même je ne le comprends pas ! Vos parents, non plus, bien qu’ils vous connaissent comme personne. Vous serez toujours liés, quoiqu’il arrive, quoiqu’il advienne. Cette connexion est la plus grande richesse que vous aurez dans votre vie. Ma chérie, rien ne sert de faire la course aux richesses mondaines, la vie est brève, elle passe, les années filent avant même qu’on s’en rende compte. Regarde-moi… Je suis bien vieille maintenant. Le plus important est de rester droite dans ses bottes, d’honorer sa famille et de ne jamais, Ô grand jamais, piétiner sur sa dignité pour plaire aux autres. Si les autres ne vous acceptent pas, c’est eux les perdants, pas l’inverse. Dans ce monde, ma Freya, tu n’es pas - nous ne sommes pas - les intrus, mais uniques et extrêmement riches. On est le fruit d’un mélange de cultures, de langues, de traditions, d’horizons et de paysages différents. Ne l’oublie pas, vraiment, c’est important ! Si un jour on veut te faire croire que tu n’as pas ta place ici, ou que ta vie vaut moins que celle d’un autre, rappelle toi que ton âme est riche de celles qui t’ont précédée et qui ont parcouru la Terre - car le monde entier est notre maison. 

  • Mamie… je… merci…

  • Je suis là, je serai toujours avec toi ma fille, chuchote Zinelli.

**

La vie reprit son cours quelques jours après le malencontreux incident - presque mortel - qu’à rencontré Freya. Les Celsina se sentent redevables. Après tout, la vie de leur fille a été sauvée de justesse. Abel et Victoria ressentent le besoin irascible de remercier - plus qu’il n’en faut - à la fois le personnel scolaire et médical, mais également le Seigneur, bien qu’ils ne soient pas véritablement croyants. Pourtant, à l’annonce de la terrible nouvelle, tous deux eurent pour première instinctive pensée “mon Dieu !”. 

Ainsi, le retour de Freya à l’école doit se faire, selon Victoria et Abel, en tout discrétion et sobriété sans omettre d’insister sur la générosité des moyens déployés par l’établissement. Pour ce faire, les parents ont tenu à accompagner leur fille ensemble cette fois-ci - ce qui a valu à Victoria une longue et ardue procédure au travail pour pouvoir libérer sa matinée - avec pour but de donner bonne figure, d’afficher le tableau de la famille Navigante parfaitement intègre et intégrée et surtout, pleinement reconnaissante de tout ce qui a été mis en place pour l’épanouissement de leurs enfants. 

Pour l’occasion, donc, Victoria a troqué sa cigarette matinale contre un tube de rouge à lèvres rapidement subtilisé à sa mère, afin d’apporter une touche de couleur sur son visage pâle. Sans aucun doute, Victoria est une femme extrêmement charmante à la beauté pure et brute. Elle sait, de manière objective, qu’elle est dotée d’une beauté sans débat, ce qui lui a valu énormément de jalousie dans sa jeunesse. Ainsi, elle préfère s’effacer et préserver ses atouts la plupart du temps afin de ne pas susciter ni attention ni intérêt, elle qui ne souhaite pas qu’on la remarque. Toutefois, pour certaines occasions, cela peut lui arriver de faire un effort - pour le plus grand bonheur de sa mère qui, elle, du haut de ses 83 ans, porte toujours énormément d’attention à sa coquetterie et à son apparence physique. Aujourd’hui, Victoria décide donc d’en faire preuve ; elle détache sa longue chevelure cuivrée pour la première fois depuis des semaines, qu’elle rattache simplement avec une broche modeste en forme de papillon couleur émeraude. D’un vif trait de rouge à lèvres vermillon, elle habille son visage et cela aurait pu largement suffire. Elle décide également de teinter ses paupières couleur porcelaine de quelques touches pailletées de marron clair, juxtaposant parfaitement le gris vert de ses yeux. En un instant, elle entrepose quelques millimètres de mascara sur ses cils ainsi que sur ses sourcils, bien qu’extrêmement fournis, afin de leur donner une forme convenable. Victoria Naouri incarne la beauté féminine comme peu arrivent à le faire, avec un effort minimal. La mère d’Adam et Freya n’aime pas s’exposer ni attirer l’attention - elle a parfaitement conscience de son charme naturel qui ne laisse que très peu de ses interlocuteurs indifférents. Cependant, elle préfère faire preuve de modestie et de pudeur en tous temps - de ce fait, elle décide de se parer des vêtements les plus humbles qui soient : une longue jupe noire, une chemise rose clair et une veste en nubuck noire. Des bottes arrivant à hauteur du genou accompagnent sa tenue, ainsi qu’un béret ébène. Abel, de l’autre côté de la pièce, ne put s’empêcher d’afficher un large sourire sur son visage, les yeux pétillant d’amour envers sa tendre épouse. 

  • Tu es magnifique, Vick, tu es même trop belle ! rit-il.

Victoria se joint à son rire tout en rougissant timidement. Les nombreuses années passées ensemble n’enlèvent en rien les étincelles du couple Celsina qui, malgré tout, s’aiment encore plus qu’au premier jour. 

  • Je ne suis pas censée être trop belle, juste présentable, pour une fois ! ajoute Victoria. 

  • Tu l’es en toutes circonstances, tu n’as plus rien à prouver à quiconque. 

  • Je sais. 

  • Je suis vachement chanceux, quand même, renchérit Abel. Je te le dis pas assez, mais quelle femme !

Le couple s’autorise une seconde étreinte.

Freya fait irruption dans la pièce, parfaitement vêtue d’un col roulé blanc par-dessus laquelle elle a entreposé une robe à bretelles à motifs écossais - cousue par son arrière-arrière-grand-mère et ancienne propriété de sa grand-mère - qu’elle a accessoirisée d’une paire de collants opaque de couleur blanche et de petites derbies d’un noir rutilant. Sa crinière brune, dessinée de boucles désordonnées, a été rattachée en une queue de cheval haute, dégageant ainsi son visage d’une teinte légèrement dorée. 

  • T’es bien la fille de ta mère, tu es magnifique ma fille, s’exclame Abel. 

Sans plus attendre, le clan se mit gaiement en route vers l’établissement scolaire de Montlaurent, sous un froid polaire. 

Ce jour-là, il n’y avait pas que le froid qui était polaire. L’accueil fut glacial pour les Celsina, encore plus que d’habitude - si cela était même possible. A l’arrivée au standard, une vieille dame portant plus de soixante dix ans sur les épaules affichait une mine défaite, avide de soleil et ne manqua pas de faire comprendre aux parents Celsina que leur présence n’était pas la bienvenue en leur balançant agressivement leurs badges “Visiteur NV” respectifs. Décorés de leurs badges rouge criard autour du cou, les Celsina eurent l’occasion de rencontrer le conseiller principal d’éducation - un charmant personnage - qui, en à peine quelques minutes, n’hésita pas à faire preuve de ses qualités conversationnelles en qualifiant Victoria de “mère inconsciente, bonne qu’à se peinturlurer la figure au lieu de transmettre les informations de santé de sa fille” sous le regard impuissant et bouillonnant de rage d’Abel. Après une rapide visite des lieux - le hall d’accueil, l’immense cour dénuée de végétation ainsi que le centre documentaire - dont l’accès est restreint pour les Navigants - Abel, Victoria et Freya prirent place directement au sein du bureau du proviseur niché au fond d’un couloir sombre et inaccessible pour le commun des mortels. 

M. Combe est un homme se targuant d’être empreint de justice, de faire preuve de discernement et d’ouverture d’esprit vis-à-vis des populations navigantes. Après tout, il est à la tête d’un collège qui accepte la mixité des deux populations, élément suffisamment rare pour être souligné. Le quadragénaire au crâne légèrement dégarni est proviseur depuis à peine un an et peine à imposer une culture de l’ouverture et du partage. Lové dans son fauteuil en cuir délabré, à partir duquel il enchaîne les cafés dans son mug “meilleur proviseur de l’année” d’un rare kitsch, M. Combe reçoit les parents d’élèves par dizaine chaque semaine tant le nombre d’incidents remontés est conséquent. Ce matin, le jeune proviseur adopte une humeur positive ainsi qu’un certain entrain - il s’apprête à rencontrer, pour la première fois, les parents Navigants des élèves les plus brillants des classes de 4ème. 

  • Madame, Monsieur, Mademoiselle Celsina entrez, entrez, je vous prie ! s’exclame M. Combe. 

  • Merci, répond poliment Abel. 

  • Alors, alors, Monsieur et madame Celsina, vous l’avez échappé belle, ha-ha-ha ! Apparemment, c’était à moins une ! 

  • Excusez-moi ? rétorque Abel, dubitatif.

Victoria pince discrètement le bras de son époux. 

  • Pardonnez mon insensibilité, monsieur Celsina. J’essaie de dédramatiser. Ce que votre fille a réalisé est très, très grave. 

  • Ce que… pardon ? 

  • Bon, enfin, arrêtons de jouer les idiots, vous voulez bien ? 

  • Vous pouvez vous exprimer normalement, monsieur Combe ? inspire profondément Abel. Nous sommes venus pour discuter de la réintégration de ma fille, qui a failli perdre la vie en plein cours. 

  • Oui, bon, pas besoin d’exagérer. La moindre des choses, quand on a ce comportement, c’est de s’excuser, répond M. Combe en fixant Freya. 

  • Quel comportement ? réplique Victoria. 

Le proviseur recule de son bureau un instant en fixant les trois Celsina simultanément. Il redresse sa paire de lunettes qui tendait à glisser le long de son nez aquilin. L’air ébahi, il hausse les sourcils pour faire signifier son étonnement.

  • Mademoiselle Celsina a tenté d’échapper à une évaluation de latin en exagérant largement son petit malaise en classe. Son enseignante nous l’a affirmé. 

  • Je vous demande pardon ? s’exclama agressivement Abel.

  • Abel, crie pas… chuchote Victoria.

  • Vous accusez ma fille d’avoir joué avec sa santé pour ruser ? Vous pensez qu’elle a besoin de ça, hein ? s’emporte Abel de plus belle.

  • Monsieur Celsina, avec tout le respect que je vous dois, je n’accuse personne, je relaie des faits qui m’ont été rapportés et corroborés par de nombreux témoins. 

Le visage de Freya blémit et son esprit se paralysera le temps d’une longue minute. Elle entendait, elle ressentait, elle voyait - mais son cerveau l’empêchait d’extirper le moindre son hors de sa bouche. 

  • Peut-être que mademoiselle peut confirmer, non ? ajouta le proviseur. 

Freya garde la silence. Elle se met même à douter de son propre ressenti. Après tout, peut-être a-t-il raison ? Elle n’allait pas si mal que cela, sur le coup ? Ce n’était pas si grave, après tout. Sans doute, oui, son malaise était exagéré et ne nécessitait pas d’intervention médicale ni de transfert à l’hôpital. 

  • Allô, vous êtes avec nous ? 

  • Freya, chérie, tu peux parler, chuchote Victoria.

  • Je n’ai rien à dire, vous avez peut-être raison, monsieur, minaude Freya.

Le visage d’Abel se tint de colère pendant que celui de M. Combe s’emplit de satisfaction. 

  • Peut-être ? Mademoiselle, tous vos camarades ont assisté à la scène, il est évident que vous souhaitiez échapper à votre contrôle de latin ce jour-là ! 

  • Je…

  • Freya, qu’est-ce que tu nous fais, là ? s’emporte Abel. Tu étais bien malade, même le médecin te l’a dit, enfin ! Et vous, vous n’avez pas honte d’essayer d’attiser la confusion chez une enfant de treize ans ? Elle est fragile, et vous la mettez mal à l’aise ? C’est quoi cette école, bon sang ?!

  • Votre fille a tenté de frauder afin d’échapper à une évaluation obligatoire, ce qui est extrêmement grave au sein de notre établissement, répond M. Combe d’un calme outrageant. Vous devriez vous estimer heureux qu’on accepte de vous rencontrer au lieu de directement songer à l’expulsion. Freya est une très bonne élève et nous ne souhaitons pas la perdre pour autant, mais des sanctions doivent être appliquées.

  • Des sanctions ? s’émeut Victoria. Des sanctions pour un enfant malade ? 

M. Combe lève les yeux au ciel en signe d’exaspération. 

  • Des sanctions pour tentative de fraude, madame Celsina. Nous ne sommes pas des monstres pour punir des élèves malades lorsque cela est légitime.

  • Ma fille a failli perdre la vie et ce n’est pas légitime pour vous ? s’exclame Abel.

  • Votre fille a prétendu tout cela !

  • Les médecins mentent aussi ? surenchérit Victoria. C’est d’une absurdité…

  • Oh, vous savez, ils sont prêts à tout pour pouvoir vider les caisses des écoles, surtout lorsqu’il s’agit de Navigants. Ils nous font raquer parce que c’est plus simple, étant donné que vous n’avez pas les moyens de payer.

Une rage et un souffle d’injustice gagnent les corps d’Abel et Victoria qui bouillonnent à petit feu chacun de leur côté sans faire exploser la cocotte au risque de porter préjudice à leur fille. Aucun malheur ne toucherait Freya sans que ce ne soit de sa faute, selon les dires de l’établissement. Ni réparation, ni justice, ni honnêteté n’émanent des propos du proviseur du collège de Montlaurent. 

  • Nous souhaitons simplement que notre fille réintègre le collège sans problème, souffle Victoria. C’est pour cela que nous sommes venus, pour préparer son retour. 

  • Et vous avez bien fait ! Nous avons effectivement des choses à nous dire, lance le proviseur. 

Après un demi-tour sur lui-même, il se retrouve face à un placard rempli de classeurs colorés en tous genres. Il en saisit un, de couleur violette, sur lequel est grossièrement marqué “expulsions”. Il s’en empare avant de le jeter violemment - du fait de son large poids - sur le bureau. Il en feuillette rapidement toutes les sections “Navigants”, “Elèves”, “Fraude” et “Procès Verbal”. Il extirpe d’une pochette en plastique un procès verbal en date de l’incident de Freya sur lequel nous pouvions lire certains détails : “Professeur : madame Hibousse”, “Type : fraude à l’évaluation”, “Témoins : tous”, “Sanction envisagée : expulsion définitive”. Ce dernier est surligné d’un trait jaune fluo.

Les trois Celsina blêmissent presque simultanément. Le clan se retrouve, d’un coup, témoin d’une vaste supercherie, comme s’ils avaient ouvert la porte d’une dimension parallèle où le bien et le mal s’était confondus, avaient valsé l’un et l’autre avant de s’abandonner mutuellement dans une autre réalité dans laquelle leurs masques s’était inversés. Le camp du bien, de la justice, de la vérité et de la raison a laissé tomber son voile blanc en un court instant d’inattention, toutefois suffisamment long pour que le camp du mal, de la tromperie et de la manipulation parvienne à le saisir et à s’en parer honteusement, couvrant de fait ses vices et ses défauts. 

  • Une expulsion ?! s’écrie vivement Abel. Vous êtes sûrs d’avoir pris le bon dossier entre vos mains ? 

Le proviseur baisse ses lunettes le long de son nez une fois supplémentaire afin de vérifier que l’information en sa possession est bien la bonne. 

  • Sanction envisagée… expulsion… oui expulsion définitive, monsieur Celsina. C’est, en revanche, très impoli de mettre son nez dans les affaires des autres. 

  • Il s’agit de ma fille.

  • Et il s’agit de mon établissement ! C’est pas vous qui allez faire les règles, enfin ! C’est le monde à l’envers.

Le ton monte entre les deux hommes sous les regards désolés des deux Celsina restantes. A ce stade-là, Abel ne cherche plus à défendre l’honneur de sa fille, mais celui de sa famille, et surtout le sien. 

  • Vous voulez exclure ma fille, une de vos meilleures élèves, parce qu’elle a eu une crise allergique sévère pendant un examen de latin ? Vous vous rendez compte de ce que vous proposez ? 

  • Je n’ai rien proposé, monsieur Celsina. Si vous pouviez vous calmer, je n’aime pas les cris, c’est typique de chez vous… 

Quelqu’un toque à la porte, permettant ainsi une brève trêve entre deux égos prêts à en découdre. 

Les bouclettes brunes d’Adam font leur apparition dans le bureau du proviseur. Il s’avance timidement jusqu’au siège de sa sœur jumelle et choisit de rester debout, tout juste derrière elle, en dépit de la multitude de chaises libres mises à sa disposition. 

  • Ah bah, parfait, nous voilà réunis avec la famille au complet ! ricane froidement le proviseur. Que voulez-vous, jeune homme ? 

  • Je… j’ai quelque chose pour Freya et… on m’a dit qu’ils… que vous… vous étiez tous ici…

  • Ca ne pouvait pas attendre votre retour à la maison ? 

  • Non, madame saint Arnand m’a dit que ce serait utile pour Frey… euh Freya. 

Freya se retourne vers son frère, l’air étonné. Adam extirpe de son sac à dos grisâtre une pochette transparente aux tons bleus dans laquelle se love une grande feuille cartonnée. Il la sort et la glisse discrètement, un petit rictus aux lèvres, dans les mains de sa sœur jumelle. A sa simple vision, la jeune fille arbore un large sourire qu’elle ne peut contrôler, sous les regards inquisiteurs de ses parents et du détestable proviseur. 

  • Bon, et bien, qu’est-ce que c’est ? s’impatiente monsieur Combe.

Freya se contente de directement transmettre le papier cartonné au proviseur. Ce dernier haussa les sourcils instantanément avant de ricaner discrètement mais de manière suffisamment ostensible face à Abel et Victoria Celsina. 

  • Bravo, jeune homme, vous venez de donner un petit sursis à votre soeur !

  • Quelqu’un peut nous expliquer ? lance Victoria.

Monsieur Combe pousse un soupir.

  • Votre fille a remporté son troisième concours de poésie de manière consécutive, c’est la première fois que cela arrive dans l’histoire de notre établissement. Généralement, on laisse la chance à tout le monde, mais visiblement le travail a plu…

  • Mais ? C’est super ça, ma chérie ! s’écrie Victoria avant d’étreindre sa fille chaleureusement.

Abel, lui, reste de marbre. 

  • Vous n’avez pas l’air très content, monsieur Celsina.

  • Vous savez très bien pourquoi.

  • Qu’est-ce que tu racontes ? chuchote Victoria à son mari. 

  • Demande lui, rétorque Abel.

  • C’est encore une fois très impoli comme comportement de votre part, monsieur Celsina. Ce que votre époux tente de dire, c’est que votre fille ne sera pas récompensée, madame Celsina. 

  • Pardon ? 

Adam et Freya affichent une mine défaite. 

  • Votre fille mérite l’expulsion, madame Celsina. Je peux lui accorder un sursis pour cette fois, mais elle devra renoncer à sa récompense. C’est la moindre des choses pour vous, et c’est le maximum que je puisse faire de mon côté. 

Les yeux de Freya se remplissent de larmes et sa gorge se noue violemment. 

  • En tout cas, ça semble logique pour votre époux, qui a tout de suite compris, pas vrai ? 

  • Tout à fait logique à partir du moment où on réfléchit à l’envers, c’est certain, rétorque Abel. 

  • C’est un échange juste, monsieur Celsina. Votre fille renonce à sa récompense, mais elle gagne le droit de rester ici. Il y a des priorités, et nous savons être généreux quand il le faut. 

Victoria se penche vers sa fille pour lui chuchoter que le manque de récompense n’enlève rien à la qualité du travail fourni et que ce n’était pas le plus important. Malgré cela, la jeune fille ne parvient pas à masquer sa déception. 

  • Merci monsieur, minaude Freya.

Abel fait un signe de la tête au reste du clan Celsina en guise de signal de départ. Tous s’empressent de quitter les lieux au plus vite. Sans se retourner, la jeune fille claque la porte derrière elle, laissant au passé ce qui lui appartient ; des remontrances et de l’amertume teintés d’un vif sentiment d’injustice, le quotidien de n’importe quel Navigant ayant foulé le sol français. 

  • Au fait, Frey, tu ne m’as jamais montré la fin de ton poème ? lance Adam.

  • Je ne l’ai montré à personne, pas même maman.

  • Ah bon ? Et pourquoi ? 

  • Enfin, si, mais elle a pas lu la dernière version. J’avais peur qu’elle n’aime pas.

  • Vu que t’as gagné, on peut la lire ou pas ? Même si on aime pas, tous les professeurs, oui !

  • Hmmm… je sais pas, c’est un peu triste, répond Freya.

  • Et alors ? 

  • Je veux pas parler de malheur, en tout cas pas aujourd’hui ! Et ça me déprime de repenser à mon poème, j’ai tellement travaillé… pour rien…

  • C’est pas pour rien, Frey, au moins, t’as pas été exclue. 

  • J’ai rien fait. 

  • Oui.

  • Et tu le sais, tu as tout vu.

  • Oui, mais tu sais bien qu’on est différents, ici.

  • Oui, et j’en ai marre…

  • Moi aussi. 

  • Mais bon, il faut se rappeler de ce qu’à dit Mamie. 

  • Elle a dit quoi ? 

  • Qu’on devait pas écouter les autres, et qu’on devait avancer, que c’était pas grave si on était traités différemment. Puisqu’on est différents. 

  • Elle m’a dit ça aussi, sourit Adam. Elle m’a dit qu’être différent, c’était pas forcément quelque chose de mal. 

  • Oui, même si tout le monde nous dit le contraire…

Adam pousse un large soupir.

  • De toute façon, on sera toujours différents ! Déjà, tu connais d’autres jumeaux, toi ? 

Freya rit pour la première fois en deux semaines. 

  • J’avoue que non…

  • Voilà, on est unique, enfin, non - mais t’as compris. Juste comme ça, on fait la différence. Donc tant pis !

Les jumeaux se mettent à rire de concert. 

  • Bon, tu vas me faire lire la fin du poème, ou pas ? 

  • En fait, je m’en souviens plus…

  • Menteuse ! 

  • Je te jure ! Je l’ai tellement modifié… je verrai à la maison si je retrouve les brouillons.

  • Hmm. Mouais. On verra. En attendant, je me mets devant dans la voiture ! 

Adam se met à courir sans crier gare sous le regard las de sa sœur qui ne prend même pas la peine de tenter de le rattraper. Au final, elle sait qu’elle aura le dernier mot. 

Comme toujours.

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